Tribune
Par
Thomas Lund
Les pays occidentaux doivent se coordonner avec les Talibans, quelle que soit leur opinion sur l’idéologie de haine et de violence de ces derniers. Pour l’instant, les talibans sont incontournables, si nous voulons que notre aide soit apportée aux populations afghanes les plus isolées, qui ont désespérément besoin de secours. C’est ce que Thomas Lund, de Norvège, nous présente comme un devoir humain, basé sur son expérience personnelle et sur ses relations locales en tant que chef d’expédition et activiste dans les montagnes du reculé Corridor du Wakhan. Comme il le dit : “Ce sera aussi difficile que de combattre un ennemi sans uniforme qui est fermier le jour et soldat la nuit. Mais nous n’avons pas d’autre choix.”
Amour ou chagrin ?
Les autorités norvégiennes ont eu des entretiens avec les talibans – et c’est bien. C’est la bonne chose à faire pour aider les gens dans le besoin. L’Afghanistan, sa nature merveilleuse, ses gens dignes et sages, ont laissé leur marque sur moi. Pour le meilleur ou pour le pire.
Je ne sais pas exactement ce que je ressens, mais il y a des sentiments très forts, presque accablants que je porte en moi quand je vois des images de talibans en Norvège. Toutefois, il n’y a pas de peur. Les talibans se sont rendus en Norvège en tant que représentants de l’Afghanistan.
Voir, France 24:
“Urgence humanitaire en Afghanistan : rencontre à Oslo entre Taliban et Occidentaux”
L’une des conséquences de la prise du pouvoir par les talibans en Afghanistan est que les femmes afghanes sont presque « jetées au bûcher ». Le travail pour l’égalité des sexes et les droits des femmes en Afghanistan est peut-être en lambeaux. Pour moi, l’effort d’une vie semble avoir été détruit. Pour les femmes en Afghanistan, la vie vraisemblablement gâchée.
Je suis un Norvégien d’âge moyen, de formation universitaire, propriétaire d’une maison dans un quartier central, plein de honte pour sa propre consommation de plastique, de transport aérien et de viande. Mais c’est une honte plus forte encore contre laquelle je lutte maintenant. Je ne peux pas aider mes amis afghans.
Je vais en Afghanistan depuis 2016 et, avec d’autres bénévoles, j’ai animé un programme pour les filles. Les participantes ont appris les droits des femmes, ont été formées pour devenir des femmes fortes et indépendantes avec de grandes ambitions pour l’avenir. J’ai emmené les filles dans les montagnes et je leur ai appris ce que les montagnes et la nature signifient pour nos corps et nos âmes. Elles sont devenues un groupe de filles qui “déchirent”! Mais nous n’y serions jamais parvenus sans la coopération de leurs parents – et toujours avec la main armée des forces internationales au-dessus de nous.

Jamais sans peur.
Maintenant, toutes ces filles, 74 au total, sont hors du pays et vivent leur vie en tant que réfugiées. Les combattants talibans sont présents depuis des années dans de grandes parties de l’Afghanistan. Ils contrôlent de nombreuses communautés. Là, ils ont promu la contrainte sociale en tant qu’outil de répression, en particulier en ce qui concerne les femmes. Mais ils ont aussi dialogué et fait des compromis pour que les ONG puissent continuer leur travail. Cela signifie qu’une grande partie de l’aide internationale a été indirectement acheminée via les talibans. Sans aide internationale – avec l’approbation des talibans – les écoles et les centres de santé dans certaines parties du pays ne seraient pas opérationnels. En ce sens, les talibans ont été largement reconnus comme des puissances de proximité et ont, en même temps, reçu un soutien croissant de la population locale.
J’ai toujours craint les talibans et je suis éternellement soulagé de les avoir évités lors de mes déplacements en Afghanistan. Ils sont à l’origine d’atrocités que je connais par des histoires personnelles et que nous avons tous entendu par les médias. L’une de mes amies les plus proches en Afghanistan, Habiba, a vécu l’attentat contre l’université de Kaboul en 2016. Elle a vu des camarades de classe se faire tirer dessus. Elle a couru pour leur sauver la vie. Treize personnes sont mortes dans l’attaque. Les groupes armés talibans ont combattu contre les forces alliées et contre les soldats norvégiens, qui ont tout sacrifié. Il ne fait aucun doute que c’est grâce à la présence militaire internationale qu’il m’a été possible de me rendre en Afghanistan. Maintenant, la situation est différente.
“Il a été abattu devant chez moi !”
Dans notre monde numérique, il est facile de rester connecté et je parle par téléphone ou par Messenger avec les personnes que je connais le mieux [en Afghanistan].
Lire, Pamir Institute: “Avec des frontières fermées, le Wahan afghan doit désormais compter sur la solidarité des citoyens tadjiks pour le téléphone et l’internet” (en anglais)
Il y a quelques mois, j’ai parlé à un jeune homme du nord du pays que je connais bien. Il m’a dit que deux talibans avaient tué un homme lorsqu’il refusait d’abandonner le téléphone qu’il utilisait pour écouter de la musique. “Il a été abattu devant chez moi”, a-t-il déclaré.
Cela montre que certaines factions des talibans pratiquent toujours une justice féroce et inhumaine. Les talibans se livrent continuellement à des activités terroristes depuis des années. Chaque jour, il y a eu des incidents, et chaque semaine, nous avons pu lire des informations sur des attentats-suicides ou d’autres types d’activités terroristes dans les médias. Les terribles années de 1996 à 2001 ont constitué une menace pour ce qui se passera à nouveau avec le retour des talibans.
La peur est à la base du pouvoir des talibans.
J’ai réalisé des actions controversées en Afghanistan. J’ai travaillé pour l’égalité des sexes et la libération des femmes, ce qui est généralement quelque peu inconnu et incompréhensible pour les Afghans en dehors de Kaboul et d’autres grandes villes…
Un défi pour nous “en Occident” est qu’il y a, en fait, une très petite partie de la population en Afghanistan, qui est favorable à l’égalité des sexes. La plupart des Afghans préfèrent que les femmes soient vêtues de burkas. Et ils tiennent leurs filles écartées du lycée. C’est le cas depuis longtemps, avant même l’émergence des talibans. Vous devez travailler dur pour voir le résultat du labeur sur l’égalité des sexes, ou aller très loin dans la campagne pour être accepté. Le plus loin possible. La région où j’ai séjourné se trouve au nord-est du pays, là où vivent des Tadjiks, ceux qui peuplent la vallée de Wakhan. Sur la carte, la zone est un “doigt”, coincé entre le Tadjikistan et le Pakistan, qui chatouille la Chine sous l’aisselle.
La région est unique en termes de nature, de faune sauvage et surtout de culture. Les femmes ici sont dehors. Visibles, elles participent à la société au même titre que les hommes. Là, il est facile d’être charmé par ces gens. Ole Paus (musicien et poète norvégien) a dit quelque chose comme “dans ce pays, nous avons tout, mais c’est aussi tout ce que nous avons”. Dans le Wakhan, ils n’ont pratiquement rien de ce que nous avons, mais ils ont autre chose. Cela m’a fait une profonde impression et cela s’est fermement enraciné dans mon cœur. Ce sont des personnes à qui je pense chaque jour.
En tant que chef de ma première expédition, j’ai fait une erreur. Bien sûr, j’ai fait plusieurs erreurs, comme tout le monde. Toutefois, selon ma mentalité norvégienne je pensais que ne pas pouvoir payer complètement les frais d’une expédition est perçu comme une faute particulièrement grave. Je n’avais pas échangé suffisamment de monnaie locale pour payer les 18 personnes qui avaient accepté le poste de porteurs pour moi. Mon acolyte afghan a expliqué la situation aux hommes alors que je regardais le sol. “Tu peux nous payer la prochaine fois que tu viens”, ont-ils dit.

« La prochaine fois », pensais-je. Je ne remettrai peut-être jamais plus les pieds sur le sol afghan. J’ai perçu cela comme une confiance dont je ne me souviens pas avoir fait l’expérience auparavant. Je suis peut-être un romantique, mais je connais le peu de recherches qui ont été faites dans cette région. Pourtant, cela en donne un aperçu et une compréhension. Si l’on regarde de plus près cette société, seulement 1 à 4% de la population participe effectivement à une économie monétaire. Ils font encore du troc, ici. S’ils veulent utiliser de l’argent liquide, ils doivent voyager et participer à une économie de marché, où ils risquent le plus d’être trompés. Mais pourquoi ont-ils quitté luer maison et leur travaux agraires pour me suivre pendant 4 jours jusqu’à une altitude d’environ 5 000 m ?


Note de la rédaction : le Corridor du Wakhan est principalement habité par des Wakhis d’ethnie et de langue persanes (tadjikes). Les Wakhis habitent également dans le Pamir du Tadjikistan, de la Chine et du Pakistan. Lire : Les Wakhis, un petit peuple écartelé et cloisonné aux confins de la haute Asie Centrale. Un petit groupe très isolé d’éleveurs de l’ethnie kirghize vit au-dessus de 4 000 m, à l’extrémité est du corridor.
Les régimes politiques précédents ne se souciaient également que de Kaboul. Le reste du pays ne bénéficie pas des attentions du pouvoir et des ressources possédés par ceux qui dirigent depuis la capitale.
Les gens ne portent pas d’armes dans cette région. Ils sont extrêmement hospitaliers et ouverts.
Les filles de Kaboul avec qui je me suis déplacé ont été accueillies en héroïnes. “Si vous allez escalader les hautes montagnes, vous êtes courageuses et fortes”, ont déclaré les hommes locaux.

Je voulais faire du bien en Afghanistan, quelque chose d’important, mais la vérité est que les Afghans ont fait plus de bien pour moi, jusqu’à ce que les talibans prennent le pouvoir.
Maintenant, j’ai les mains liées. Je pourrais dégager des moyens financiers, car c’est incroyable tout ce que vous pouvez faire avec très peu en Afghanistan. Malheureusement, aujourd’hui, c’est impossible. Mes amis sont informés et honnêtes. Il n’y a plus personne à qui faire confiance, disent-ils.
“Personne ne peut garantir ta sécurité. Ne viens pas !”
Un habitant du Wakhan
Les hommes de la région avec qui j’ai dû traiter pour obtenir un permis de déplacement ont changé de camp et s’appellent maintenant les talibans.
En outre, après la chute, des combattants talibans en effectif plus importants se sont installés à demeure dans la région. A eux, se sont ajoutés «d’autres groupes terroristes», dit mon ami. Des sources complémentaires, à l’extérieur du pays, font état d’un flux de combattants arrivant en Afghanistan, notamment depuis l’Égypte et l’Algérie.
Je parle à nouveau à mon ami dans le nord.
“Avez-vous de la nourriture et du combustible ? Le médecin est-il toujours au village et y a-t-il des médicaments ?”
« Nous avons notre propre terre, donc nous avons de la nourriture pour un moment. Pas de riz et d’huile cependant. Il n’y a pas d’emploi ici maintenant et les prix ont grimpé en flèche tandis que la devise afghane a encore perdu de la valeur ».
Un habitant du Wakhan
Ensuite, je dois raccrocher parce que je dois conduire jusqu’au magasin et trouver un dîner décent avant que les enfants ne rentrent de l’école. C’est une sensation étrange.
Les Afghans sont des durs à cuire et vivent dans des conditions difficiles, mais il y a aussi une limite à ce qu’ils peuvent endurer. Les personnes âgées, malades et les nouveau-nés seront durement touchés lorsque les membres adultes de la famille ne pourront plus subvenir à leurs besoins.
“Maintenant, il y a de l’argent qui arrive”, dis-je à mes amis, faisant référence aux promesses d’aide par l’intermédiaire de l’ONU.
Ils répondent:
“Génial ! Mais ces moyens vont être à Kaboul. Il n’y aura jamais d’aide, ici, pour nous.”
Habitants du Wakhan
Historiquement, c’est Kaboul que tout commandant au pouvoir en Afghanistan contrôlera. Rien d’autre. Les régimes précédents ne se souciaient également que de Kaboul. Le reste du pays ne bénéficie pas des attentions du pouvoir et des ressources possédés par ceux qui sont règnent à Kaboul. Au mieux, les habitants des zones rurales peuvent sentir qu’ils font partie d’une nation par la seule grâce du fait qu’ils subissent l’impôt.
L’une des exigences de l’Occident pour fournir de l’aide maintenant est que l’argent passe par l’ONU. Il reste à voir si cela peut être fait pour canaliser de l’argent vers ceux qui ont besoin d’aide sans parrainer simultanément les talibans. Ce sera aussi difficile que de combattre un ennemi sans uniforme qui est fermier le jour et soldat la nuit. Mais nous n’avons pas d’autre option.
Thomas lund
Ce n’est pas principalement à cause de la peur du terrorisme et d’un nouveau flux de réfugiés que nous devons faire quelque chose. C’est notre devoir en tant qu’êtres humains.
La pauvreté et l’intégrisme ne mènent à rien de bon. L’embargo sur l’Irak, pendant 10 ans, a tué deux millions de personnes, les plus faibles, les malades et les jeunes. Plus tard, le pays est devenu un foyer pour Al-Qaïda, l’ État islamique en Irak et au Levant (EIIL) et plus tard l’EI en Syrie. L’Afghanistan a longtemps pâti d’avoir hébergé l’homme à l’origine du 11 septembre. Si l’extrême pauvreté est autorisée à se développer davantage, il n’est pas inconcevable que des groupes militants similaires avec des objectifs internationaux fleurissent à nouveau. Mais ce n’est pas principalement à cause de la peur du terrorisme et d’un nouveau flux de réfugiés que nous devons faire quelque chose. C’est notre devoir en tant qu’êtres humains.
Jonas Gahr Støre (Premier ministre norvégien) dit que la Norvège n’est pas une superpuissance, mais un pays avec des excédents économiques et politiques. L’Afghanistan est géopolitiquement très important – et l’a toujours été. Que ce soit pour des raisons humaines ou politiques, la Norvège a choisi de s’impliquer, je ne sais pas, mais maintenant nous avons un doigt dans le jeu et j’en suis heureux. Ce que je sais, c’est que nous avons un Premier ministre qui a lui-même vécu la terreur et la mort des talibans en Afghanistan. Cela l’a sans aucun doute affecté.
Aider les Afghans est un devoir, tel que formulé et communiqué par Fridtjof Nansen. Les idées de Nansen ne sont pas démodées. Il ne faut pas les oublier simplement parce que nous sommes devenus un pays riche. Au contraire. Parce que nous sommes un pays riche, nous devons aider les autres. Si nous ne le faisons pas, nous aurons des raisons d’avoir honte. Quand je vois le turban noir à la télé, je ressens de la peine, mais quand je regarde mes propres photos de mes voyages en Afghanistan, c’est de l’amour que je ressens.
Addendum de la rédaction
L’association NEGAR, qui fait un travail remarquable auprès des femmes afghanes, a émis une pétition contre les discussions de la Norvège avec les talibans. Les arguments sont développés et documentés. Cela montre l’effroyable complexité de la situation créée par l’occupation et les violences talibanes.
A la suite des « discussions » qui se sont déroulées à l’initiative du gouvernement norvégien, entre les talibans et des représentants des pays européens et des Etats-Unis à Oslo, du 23 au 25 janvier, notre association, NEGAR-Soutien aux femmes d’Afghanistan souhaite porter à votre connaissance notre appel à une mobilisation internationale, contre le processus de reconnaissance des milices terroristes talibanes, « pour les Afghans et les Afghanes d’abord, mais aussi pour l’Europe et le monde car l’Afghanistan entre les mains des talibans, c’est la promesse de l’instabilité à l’échelle internationale, l’insécurité et la violence généralisées. »
Lire plus: Communiqué de NEGAR, signature en ligne
Premier·es signataires :
Elisabeth BADINTER, philosophe et femme de lettres ; Danielle BOUSQUET, Présidente du CNIDFF, ancienne vice-présidente de l’Assemblée Nationale ; Marie-George BUFFET, députée de Seine-Saint Denis, ancienne ministre ; Marie-Arlette CARLOTTI, sénatrice des Bouches-du-Rhône, ancienne ministre ; Elizabeth CAZAUX-LAGROLET, cheffe d’entreprise; Chahla CHAFIQ, écrivaine et sociologue ; Laurence COHEN, sénatrice du Val-de-Marne ; Catherine COUTELLE, présidente de l’association des anciennes députées, présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale (2012-2017); Patricia LALONDE, ancienne députée européenne ; Laurence ROSSIGNOL, vice-présidente du sénat, sénatrice de l’Oise, présidente de l’Assemblée des Femmes, ancienne ministre ; Martine STORTI, professeure de philosophie, militante féministe et journaliste ; Olivier WEBER, écrivain, grand reporter, ancien correspondant de guerre, ambassadeur de France itinérant (2008-2013).
2 thoughts on “Pourparlers avec les Talibans à Oslo”